aujols-Laffont

La vallée est maudite, foc'del cel mais plus pour longtemps heureusement Récit d'Isabelle Piquemal

 

Si les anciens faisaient des veillées, faute de télévision, certains d'entre nous apprécient les échanges fraternels et se régalent des histoires locales, comme les Africains le font

traditionnellement en présence du griot. Quoi de plus naturel alors qu'en Ariège, les fins de soirée délient les langues et donnent souvent lieu à des récits imagés ? On n'est pourtant pas moins humains qu'ailleurs et d'ailleurs, je pense que, si nous avons oublié ces dernières années de cultivernos terres, nous avons, en revanche, entraîné notre langue, avec plus ou moins de dextérité et de bienveillance, à raconter des faits, plus ou moins romancés, pour le plaisir de partager des références communes, faute de modernité.

C'est ce qui se passe lorsque je rencontre François, avec qui je rivalise – entre nous soit dit – en matière d 'expression orale ; et si nos conjoints nous trouvent parfois bavards, je leur précise qu'il n'en est rien, que nous échangeons simplement dans un monde qui n'encourage que les échanges en différé. Les Romains prônaient le «Hoc et nunc», littéralement «ici et maintenant», l'art d'apprécier le moment présent. Lorsque l'on passe une soirée avec les gens qui n'ont d'yeux que pour leur téléphone portable et qui écourtent les discutions pour satisfaire leur objet, je n'ai qu'une envie :m'enfuir. Pourtant, pour ne pas se marginaliser, nous sommes tenus d'en posséder un; alors comment

le gérer, comment ne pas nous éloigner, en pensée, des personnes qui sont auprès de nous, quand il vient à sonner ?

On veut nous faire croire que la maladie d' Alzheimer ne touche que les personnes âgées alors que la mémoire à long terme est bannie des cerveaux occidentaux depuis la démocratisation du papier.

Veuillez m'en croire : en récitant trois misérables vers de Louis Aragon qui tombaient à propos dans une discussion entre professeurs, j'ai suscité admiration et émerveillement, alors que je n'étais pas arrivée à la dernière strophe !

Ah! Si seulement nous pouvions prendre exemple sur les Africains qui, eux, ont gardé toute leur mémoire alors que nous, Européens l'avons troqué contre un I-Pad !

C'est au nom de cette culture humaine et humaniste que nous entretenons le plaisir de

discuter, d'échanger, de défendre nos opinions et.... de passer de bonnes soirées. Nos récits modulent nos humeurs, nous rendent nostalgiques, hilares, rêveurs, selon le thème que l'on aborde et pour sûr, ils nous permettent invariablement d'entrer en communion.

 

Un soir de Saint Sylvestre, alors que nous nous apprêtions à passer à table, François ne

finissait pas de s'étonner de l'évolution démographique de la vallée. Comment avions-nous pu passer de 6000 à 600 habitants en un siècle? Bien sûr que les historiens expliquent le phénomène à leur manière, avec les répercutions de la première guerre mondiale, l'exode rural et le passage d'une société agricole à une société de services. Mais il n'y a pas de commune mesure avec les autres vallées du Couserans. Géographiquement, la vallée de Seix n'est pas plus accessible ni plus étendue

que la nôtre. Pourquoi aujourd'hui est-elle plus vivante ? Tout ne repose pas sur la politique locale !

Démographiquement, c'est bien à Massat que nombre d'idéalistes au grand coeur ont établi domicile pour créer une société nouvelle dans les années soixante-dix. Pourquoi ne voit-on pas plus de vie alors ? Sont-ce les esprits des «caniouts de vilo» ¹ de jadis qui chassent du centre du village toute manifestation de vie ? Ou bien sont-ce ceux qui leur ont pris le pas ? Reconnaissons que les premières personnes que l'on rencontre à Massat nous donnent, si l'on est normalement constitué, l'envie de prendre nos jambes à notre cou et améliorer notre temps au mille mètres!

Pourtant, en 2014, la puissance des esprits nuisibles ne peuvent pas constituer une

explication rationnelle à un tel phénomène. Et pourtant.....

En reprenant le fil de la conversation, je dis alors à François qu'il fallait garder un esprit

positif : les tendances s'inversent sensiblement depuis quelques années, même si nous ne parvenons pas à égaliser l'augmentation de population du canton voisin.

Nous restions rêveurs. Mais comment expliquer l'exil de la vallée? Comment pourrait-elle à nouveau produire des emplois et accueillir des familles? Tous ceux qui sont partis avaient de quoi faire, jadis. Nostalgiques de leur paradis perdu, ils ont gardé précieusement leur propriété qu'ils ont laissé évoluer au fil des saisons, sans jamais s'opposer à la toute puissance des ronces. On voit aujourd'hui des jardins devenus sous-bois - même au centre même du village, des maisons recouvertes de végétaux qui, comme dans le conte de La Belle au Bois dormant, n'attendent que des

princes audacieux qui les embrasseraient pour les ramener à la vie, et quand on voit tout cela, nos yeux, pour se protéger, passent une débroussailleuse virtuelle dans ces espaces abandonnés.

La pénurie d'entretien a révélé le vrai visage de la nature: les végétaux brandissent leur sève comme un étendard et nous remettent à notre place d'humains éphémères et prétentieux. On passe nos congés à les maîtriser- autant que faire se peut- mais notre bataille est de courte durée : selon la saison, ils nous narguent d'un week-end sur l'autre et nous nous sentons victorieux lorsque l'on a rendu assez de lumière à une primevère en écourtant l'herbe folle qui lui faisait de l'ombre! A quoi ça tient le bonheur!

Chacune de nos actions est similaire à celle de David contre Goliath: on ne fait pas le poids.

Alors certains d'entre nous, à cours d'endurance, en un geste anodin, sans que personne ne s'en aperçoive, suicident la terre: ils déversent sur l'ennemi une bonne rasade de Round-up sans savoir que leur geste sera répertorié quelques mois plus tard dans les analyses d'eau publiées par le Ministère de la Santé et que bientôt on ne pourra plus, en descendant du Col de Port à vélo, boire à la fontaine de la rue des Prêtres.

«le mond s’a acabat»² diraient nos grand-mères. Effectivement, c'est la fin du monde, ou plutôt d'un monde. Et cela dure depuis les premières années du XX° siècle. La dégradation des conditions de vie dans la vallée a commencé alors qu'elle était florissante, qu'il était question de surpopulation, et exercer une fonction de postier et de cheminot, d'instituteur ou de gendarme, se révélait la salvation suprême pour tout massatois lambda.

A cette époque-là, on n'était pas encore rentré dans l'ère du tout rationnel et le médecin du village rivalisait avec le sorcier, le maire avec le curé. Tous les personnages publics sont exposés, on le sait bien et ce, à tout point de vue ; c'est pourquoi il leur arrive de susciter l'admiration des femmes. Notre Président de la République actuel ne s'inscrit-il pas dans cette logique?

Le plus difficile pour un homme flatté dans son orgueil consiste alors à résister à ces

témoignages d'admiration et, souvent, la chair est faible....

.

C'est ce qui arriva au curé de Massat vers 1910.

Et oui ! Ne restons pas le nez collé à l'actualité : les comportements humains ont le cuir dur et ne croyez pas que notre espèce s'améliore de trop dans son évolution : elle décline les mêmes histoires à l'infini....

Voici donc comment un prêtre laissa une trace indélébile dans la vallée de Massat :

A force de servir l'église, une jeunesse, sacristine, avait séduit l'homme d'église qui avait fini par céder au gouvernement de la chair, impuissant à contenir sa nature humaine. Ils entretenaient une liaison libre et, à l'heure des confessions, le prêtre se montrait plus compréhensif que ne le veut la coutume lorsqu'on lui parlait d'adultère.

Les pénitences sévères ne concernaient plus que les péchés dénués d'amour: les actes de faux-témoignage, de vengeance, de jalousie, de haine, méritaient bien un rachat. C'est ceux-là même que l'on voyait, le jour de la procession faire le tour de ville à genoux, pour que le Christ les pardonnât. Sacré humiliation devant l'assemblée villageoise!

Si la jeunette préparait de petites mises en bouche au curé pour ouvrir son appétit avant qu'il ne prépare le repas du Seigneur, une autre servante de la maison de Dieu, évincée de la sacristie, rongeait son frein et multipliait, par sa présence, ses témoignages de chrétienté. Elle portait une attention particulière à la confection des bouquets qui ornaient les autels, laissant, dans son travail, à ses yeux la liberté d'effectuer des mouvements circulaires et, par là même de lui rapporter des informations innombrables sur les allées et venues des personnes fréquentant les lieux. Ses oreilles aussi étaient à l'affût du moindre bruit suspect et, après avoir affûté ce sens, elle constata que la

sacristie avait d'autres finalités que la réception des confessions des pécheresses.

Elle garda le secret qu'elle venait de percer pendant quelques jours. Son indignation

grandissait au fil des jours puis elle finit par s'exprimer. Comme il ne convenait pas de passer derrière la grille du confessionnal pour en faire part à son référent devant Dieu, désorientée, elle se confia à une bigote qui se trouvait là, agenouillée. Tendant l'oreille et informée de source sure de la véracité de la chose, cette dernière, se redressa et se figea sur place.

 

Quelle honte! Dieu, était-ce possible?

La happelourde³ entretint la rumeur, tout en y mettant les formes, tout en restant

respectueuse. Elle ne savait pas, la bougresse, que cette indiscrétion serait à l'origine de bien des malheurs.

La rumeur se propagea dans le village comme une traînée de poudre, comme à Carthage!

Mais la petite n'avait pas l'aura de Didon et le prêtre ne pouvait en rien rivaliser avec Enée : Rome existait déjà et Carthage détruite ! La rumeur s'amplifia.

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 Ainsi le mot le plus employé dans la vallée devint «fesse-chambrière4». Chacun,

expérimenté ou non en la matière, donnait son avis sur les points forts et les points faibles des fesse chambrières.

 Sans que ce soit le dit, on associait vite ce mot aux frasques du curé sans savoir s'il

avait expédié la chose rapidement comme tous ces galope-chopines étaient accoutumés à le faire.

Rapidement, le curé et sa belle durent envisager d'entreprendre des travaux d'isolement acoustique pour qu'aucun bruit ne sortît plus des confessions perpétrées dans la sacristie. Il fallait en revenir au conventionnel confessionnal et, pendant quelques temps, éviter d'éveiller les soupçons.

 On proposa même à la sacristine de prêter main forte à la jeunette pour préparer les repas du père.

Finies les gâteries impromptues!

 

Le ton des sermons devint dans un premier temps plus acide ; alors, les paroissiens firent savoir à l'homme de Dieu qu'il convenait qu'il séparât son office de sa vie privée et... qu'il s'en tînt aux directives de Son Excellence l'évêque de Pamiers.

 

Le prêtre, à l'écoute, cessa de «sermonner» ses ouailles, se radoucit mais, simultanément - et c'est un comble pour un homme d'église-, il perdit l'enthousiasme qui le caractérisait.

 

Sa voix finit par devenir monocorde, ses sermons conventionnels, ses prêches barbantes, si bien que son assemblée se réduisit comme une peau de chagrin.

 

Il n'y avait plus que les ascètes de ces lieux, irréprochables devant Dieu, qui ignoraient tout des plaisirs de ce monde qui poussaient encore les portes de l'église pendant que les fidèles ordinaires préféraient se prélasser au soleil sur la terrasse du café qui jouxtait l'église, tout en observant, en toute liberté, le plus comédien d'entre eux, forçant la voix comme s'il se trouvait sur les planches du théâtre du Capitole, mimant des gestes pour donner à son personnage plus de véracité, se plaisant à

 manier le discours indirect libre, pour le plus grand plaisir de son auditoire et à imiter le curé occupé à officier dans le bâtiment d'à côté.

 

C'est un de ces dimanches où le cafetier faisait recette que le «brouich» 5 , directement

 descendu du hameau le plus excentré de la commune, reconnut la caricature que les paroissiens alcoolisés dressaient de leur bon curé. Quelle honte! Ils n'avaient aucune vergogne ces fats de se moquer ainsi de l'homme qui avait alloué sa vie entière aux autres. Ils avaient donc oublié que ce prêtre leur rédigeait toutes les lettres qu'ils lui demandaient et au prix du papier ! Ils avaient donc oublié que nombre de leurs filles qui avaient fait Pâques avant les Rameaux avaient, grâce à ce curé, retrouvé leur honneur ? Combien d'entre eux, ivres, avaient trouvé refuge au presbytère, le temps

que leur corps assimile l'alcool et qu'ils puissent, la tête haute, se présenter devant leur épouse légitime? Et maintenant, ils riaient! Ah, les chiens! «Canyots de vila» !

 

Comme un seul homme, le «brués» poussa les portes de l'église comme un cow-boy entre dans un saloon et, toute l'assemblée de paroissiens se détourna de la chaire, interloquée, par cette intrusion théâtrale. Le «bruès» prit place conformément au rite catholique, suivit la messe avec piété et pria avec ferveur jusqu'à ce que le son des cloches marquât la fin de l'office. Du jamais vu, même dans l'Apocalypse selon Saint Jean ! Enfin, «le mond s’a acabat»!

 

Alors que l'église s'était vidée, le «bruès» se dirigea résolument vers la sacristie et invita

amicalement le prêtre à déjeuner dans l'auberge de la rue du Port où il avait ses habitudes. Le curé qui n'avait plus, ces derniers temps, l'occasion de sortir de son presbytère pour se protéger des moqueries des villageois, comme envoûté, accepta sa proposition et le suivit.

 

Accompagné du sorcier, ils n'oseraient pas porter atteinte à sa personne. Et puis, selon les Évangiles, Christ n'était-il pas le défenseur des faibles et des personnes rejetées par les Pharisiens?

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Attablé, le prêtre dessinait machinalement des croix sur la nappe en vichy de l'auberge et restait dans son mutisme, jetant parfois des coups d’oeil à droite, et à gauche. Il ne connaissait pas vraiment le «bruès». Il en avait entendu parler et pas toujours de manière élogieuse. Les jeunes blancs-becs affichaient un certain mépris pour les méthodes empiriques qui consistaient à soulager les corps. Ils préféraient les préparations élaborées du pharmacien pour se soigner. Et puis, se montrer sur la place avec un sachet de médicaments était un gage de richesse. Seuls les miséreux

préféraient -non par choix- les quatre herbes du «bruès» aux deux gélules du pharmacien.

 

Aujourd'hui le prêtre savait que cette jeunesse ne considérait guère mieux les soins apportés aux esprits. Alors, pourquoi ne pas envisager une alliance avec le «bruès» Qu'avait-il à y perdre ?

 

L'arrivée d'un troisième homme à la table fit sortir le curé de sa réflexion. C'était le voisin du sorcier, pâtre dans les estives, qui venait de prendre place. Il était venu au village se procurer un désinfectant : une de ses brebis s'était bien amoché l'échine en sautant dans un ravin et il voulait, grâce à ce produit miracle, hâter la cicatrisation de la plaie. Le pâtre et le sorcier avaient fait route ensemble et ce dernier avait promis d'accélérer la guérison de l'animal, une fois la plaie nettoyée. Le berger déposa délicatement sur la table la petite fiole enveloppée de papier kraft et, sans transition,

 s'adressa au curé en ces termes : «Vous auriez bien besoin, vous aussi, Monsieur le curé, de concocter une potion, pour ôter les plaies du Sacré-coeur de votre Agneau. Quelques unes de vos brebis sont tombées dans le panneau et il faudrait non seulement un treuil pour les remettre sur pied mais aussi des tonneaux de désinfectant pour nettoyer leurs plaies. Je n'aimerais pas partager votre  sort, vous savez.»

 Le curé, étonné, trouva de la sincérité dans les paroles de ces deux hommes. Il leva la garde.

 

La serveuse déposa sur la table un plat fumant: «Langue de boeuf sauce piquante», se

contenta-t-elle de dire. Alors, le curé s'étonna de prononcer, sans s'en savoir d'où il le tenait, le fameux apophtegme d' Ésope : «La langue est la meilleure et la pire des choses».

Et ses deux compagnons, surpris par la caractère impromptu de cette phrase, de rire comme des bossus.

Les langues pouvaient alors se délier et , «in vino veritas 6 » cette fois, ce fut, pour une fois, le curé qui se livra à des confessions.

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Il avait reçu dans le courant de la semaine une dépêche de l'évêché qui le sommait de se rendre en son siège, à Pamiers, au plus vite. Ce n'était pas une équipée que l'on entreprenait en solitaire alors !

 

Cette convocation d'urgence était le fruit de la rumeur populaire et venimeuse qui entachait sa réputation. L'évêque avait, en effet, reçu le courrier d'une paroissienne de Massat indignée – je dis bien «in-di-gnée» - de voir que les préceptes de l'église n'étaient pas appliqués stricto sensu par le représentant de Dieu sur terre et elle développait, en donnant force détails voyeurs, les griefs qu'elle reprochait au curé.

Ce dernier devait répondre des accusations d'adultère qui nuisaient à son ministère.

 

En homme de foi, il avoua que la chair pouvait parfois se montrer faible. Il développa, en

 affirmant qu'il n'avait pu, comme son maître lorsqu'il fut mis à l'épreuve, résister à la tentation de connaître les sensations que procurent les plaisirs interdits et qu'il devait sa faute plus à sa curiosité qu'à son attirance pour la luxure.

Désireux de constituer un complément d'enquête, l'évêque multipliait les questions pour «être au plus près de la vérité». Notre cher curé, qui en avait assez avoué et qui maîtrisait la langue de bois, s'obstina à préserver l'identité de la personne qui l'avait si généreusement initié à ces quelques plaisirs terrestres, que le Saint-Siège gagnerait à reconnaître les bienfaits sur l'espèce humaine. Et l'évêque de le menacer d'excommunication!

 

Pourtant c'était l'amour qui l'avait conduit à lâcher-prise !

 

Malgré les questions de plus en plus intrusives de son supérieur, le prêtre resta discret : ce qui lui valut une «mutation» en urgence. Quelle turpitude! « Père, père, comprenez-moi : vous seul êtes juge» se répétait in peto le prêtre blessé dans son ego.

 

Mais le Très-haut ne retire pas toujours ses boules Quies : lui aussi, Il aime bien entendre les chants des humains mais reste bien accroché à son mât pour ne pas se précipiter sur terre ; et les mots qu'on Lui adresse se perdent souvent dans l'Univers, les demandes qu'on formule à son intention restent parfois égarées dans le bureau d'un Saint tendance «rond de cuir» et, pour qu'Il nous délivre de notre douleur, il faut savoir Le toucher. Mais comment toucher l'Impalpable ?

 

Même Marie-Madeleine avait échoué Pourtant elle avait des arguments!

 

Dans la vallée de Massat, on connaît tous la reproduction de cette sainte qui reste agenouillée sous la chapelle de Saint-Martin, à même la route qui mène au Port, dans une cavité humide, tenant dans sa main une coupe.

 

Et bien on raconte qu'après son rachat, elle avait suivi et servi Christ avec ferveur et

sincérité. Ce fut la première à se rendre au Saint-Sépulcre. Là, un jardinier un peu autoritaire lui ordonna «Noli me tangere» («ne me touche pas» - Mettez-vous à sa place : éplorée, elle se rend sur la tombe de son maître et se prend un vent de la part de l'agent d'entretien du cimetière). Les yeux pleins de larmes, elle trouve le tombeau vide, plus de corps de Jésus ! Elle sèche vite ses larmes pour s'assurer qu'elle a bien vu et elle découvre, que son Maître avait diversifié son activité et créé une entreprise multi-services : le businessman vous refaisait la charpente, vous soignait toutes les plaies, vous emmenait en randonnée à travers toute la Galilée, vous ordonnait le parterre de fleurs... et , se faisait disparaître son corps quand il le fallait.

 

Sainte Marie-Madeleine devait attendre que le Christ trouve un «express» qui le conduise vers son père. Elle lui faisait confiance. Jésus était, en la matière, quelque peu réactif: trois jours pour monter rejoindre Son Père, qui dit mieux?

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Alors que le prêtre pensait à la femme qui avait découvert l'absence du corps du Christ dans le Saint-Sépulcre, l'évêque se raccrochait à la femme qui, elle, lui avait donné la vie dans les circonstances que tout le monde connaît, accompagné et soutenu jusque sur le mont Golgotha.

 

Entre Marie de Magdala et Marie de Nazareth, il fallait se positionner!

 

Ah ! Les bonnes femmes!

 

Le prêtre devait s'inféoder aux décisions de l'évêque qui, désireux de maintenir la paix

sociale dans son évêché, craignait qu'on lui reprochât un «laxisme moral de jésuite».

Il étoufferait l'affaire, dépêcherait un prêtre sur le retour dans la paroisse de la Vierge de la Nativité et trouverait une nouvelle destination, au-delà des montagnes à celui qui avait goûté...enfin... vous me comprenez.

 

 

Le départ se ferait la semaine suivante, au sortir de la messe dominicale.

 

La fin du repas fut silencieuse.

 

Le restaurant s'était peu à peu vidé de ses clients et l'hôtesse du restaurant Coutanceau ayant servi le petit verre d'eau-de-vie préservait l'intimité de la tablée et s'isolait derrière son comptoir. Le «brouich» et le berger étaient restés cois : la nouvelle du départ du curé les laissa méditatifs. Puis, quand ils furent remis de leur stupéfaction, plusieurs sentiments se manifestèrent en eux : après l'étonnement, la peine et la colère se donnèrent la main. De concert, ces sentiments entamèrent une

 

danse qui laissait peu de place à la sérénité. Jusqu'au samedi suivant, ils furent en proie à ces valses émotionnelles. Enfin ils finirent par retrouver un semblant de sérénité. Ils devaient se prendre par la main et accompagner leur curé dans les derniers moments de l'exercice de ses fonctions sur la paroisse de Massat.

 

Le dimanche suivant cette étrange confidence, le «brouich» et le berger mirent leurs plus beaux vêtements pour se rendre à la messe. Ils prièrent avec toute la dévotion du monde. Quand le clocher sonna la fin de l'office, ils attendirent que le prêtre sortît de la sacristie et qu'il en refermât la porte, délicatement. Il avait pris son baluchon. Il était reconnaissant. Leur présence lui réchauffait le coeur.

 

Ensemble, ils sortirent par la porte latérale de l'église, plus discrète que la porte d'entrée

 

centrale. Ensemble, ils gagnèrent la route de l'exil, sans dire un mot. Lorsqu'ils arrivèrent sur la colline qui surplombait le village, ils firent une halte pour partager un dernier repas. Le «bruès» et le berger remirent cérémonieusement un gros pain à l'homme qui devait continuer sa route, afin qu'il le bénisse. Avant d'en couper trois tranches, ils dirent à l'unisson le benedicite, apprêtèrent une nappe de fortune sur le talus sur lequel ils déposèrent un morceau de fromage et quelques pommes, 

leur dernière agape.

 

Le temps de la séparation approchait. Ils s'échangèrent une sincère poignée de main et se regardèrent, pensifs le village, paisible, à l'heure du repas dominical. Tous les Massatois pouvaient manger tranquilles. De qui se moqueraient-ils désormais ? Quelle serait leur nouvelle victime ? Peu importait. Ce que les trois hommes préparaient, du haut de leur promontoire, allait tout naturellement bouleverser leur existence. Et cela, ils l'ignoraient.

 

Le prêtre, le sorcier et le berger unirent leurs prières. Il demandèrent à Jésus, à Marie et à Joseph de faire un «audit» auprès des paroissiens. Ils entonnèrent ensuite un chant des profondeurs.

 

Puis ils demandèrent aux plus hautes instances du ciel d'être justes, de rendre à César ce qui était à César, de retourner la pareille à tous les habitants du village, qui n'avaient cultivé que leur méchanceté et qui ne pouvait définir le mot empathie. En d'autres termes, ils demandaient que quelqu'un là-haut applique enfin la loi du talion, conformément au livre de l'Exode (21, 23-25) :

 

"Mais si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure."

 

Après avoir effectué un rituel que je ne vous dévoilerai pas ici -Dieu m'en garde- et par

respect et par peur des forces surnaturelles actives, ils exprimèrent, à tour de rôle, leurs demandes, conformément aux règles établies par la justice divine.

 

Le premier rappela quelques phrases du psaume 94: «Dieu des vengeances, Éternel ! Dieu des vengeances, parais dans ta splendeur ! Lève-toi, juge de la terre ! Pour rendre aux orgueilleux selon leurs oeuvres ! Jusques à quand les méchants, ô Éternel ! Jusques à quand les méchants exulteront-ils ? Ils discourent, ils parlent avec raideur ; Tous ceux qui commettent l’injustice se consultent. Éternel ! ils écrasent ton peuple, Ils humilient ton héritage ; Ils tuent la veuve et l’étranger, Ils assassinent les orphelins Et ils disent : l’éternel ne voit pas, Le Dieu de Jacob ne fait pas attention ! (vs. 1–7).»

 

Les trois hommes se remirent en prière.

 Le deuxième émit cette prière à l'intention des massatois, conformément aux textes puisqu'il lisait lui aussi les écritures : «Maudit soit Canaan ! qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères !»

 

après avoir rappelé de manière liminaire les sources de la malédiction : après le déluge, le fils cadet de Noé avait vu la nudité de son père qui s'était enivré. A son réveil, Noé avait été informé que parmi ses trois fils, Canaan, au lieu de recouvrir et cacher la faute du patriarche, l'avait irrévérencieusement révélée à ses frères qui, eux, avaient étouffé l'affaire.

 

Les trois hommes se remirent encore en prière.

 

Le troisième homme, le berger, suivait les épisodes bibliques de manière un peu plus

 distraite, impressionné aussi par les savantes références de ses compagnons, ne sut prononcer que ces mots-là et de surcroît, en patois : «Què le fuòc del cèl lei débali 7

 

Le prêtre et le «bruès» échangèrent un regard étonné puis ils unirent leurs forces pour prier le Très-Haut. Et c'est à ce moment-là que dans une redoutable imprécation, ils maudirent les massatois sur six générations.

 

La première guerre mondiale éclata. On grava sur le monument aux morts les noms de tous les jeunes gens de la vallée, tombés pour la France. Les femmes, ne pouvant plus assurer le travail dans les fermes à elles-seules partirent en ville. Les pupilles de la nation suscitèrent la jalousie de ceux qui avait eu le malheur de voir revenir leur père estropié ou dérangé.

 

Petit à petit les friches virent leur superficie augmenter et voilà pourquoi aujourd'hui la

 vallée est restée paralysée, qu'elle ne cesse de décliner, que seules les ronces et les orties prospèrent et épuisent les derniers survivants de ce céleste marasme.

 

François resta perplexe. Ce n'était pas possible qu'un mauvais sort soit à l'origine de ce

déclin! On s'apprêtait à rentrer dans l'année 2014 et il y avait belle lurette que les curés et les sorciers ne faisaient plus peur à qui que ce soit. Il fallait aller en Afrique pour trouver pareilles croyances. Mais ici, tout de même, soyons sérieux !

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Comme je me taisais, il me demanda plus de précisions sur l'endroit depuis lequel le sort avait été jeté.

Il s'agissait du tournant dit de «Saradèle» 8 , celui-là même où soixante ans plus tard un

camion peinturluré à l'effigie du Christ, sorti de Dieu sait où, avait terminé sa route. On pouvait lire sur son flanc les paroles suivantes : « Engeance de vipères ! Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? Produisez donc un fruit qui exprime votre conversion ; et n'allez pas dire en vous-mêmes: Nous avons Abraham pour père» , Mathieu III 1 -12.

 

Bien sûr que François se souvenait de ce camion. Il avait, depuis que nous étions minauds, suscité bien des interrogations. N'était-ce pas une ironie du sort que ce soit précisément à cet endroit que ce camion ait stoppé sa route ?

 

Je repris la parole, alors que de bonnes odeurs de viande émanaient des cuisines.

 

«Le «bruès» était le grand-père de mon arrière-grand-père maternel et le berger le grand-père de mon arrière-grand-père paternel. Je fais donc partie de la cinquième génération après la malédiction.

 

C'est à ma fille et à deux de ses cousines de lever le sortilège. Il faut juste attendre qu'elles soient en âge de se rendre au pic des Trois Seigneurs, sommet le plus haut de la vallée. Là, elles devront inverser la tendance tellurique et créer de là-haut un vortex en déposant sur le point culminant une pyramide de verre pour que les énergies de ce volume ouvrent un sillon dans le ciel. Cette pyramide devra aussi comporter une spirale de cuivre incrustée sur sa base pour que les énergies puissent harmonieusement se répandre sur terre.

 

Je me suis procuré l'objet. Il repose en lieu sûr.

 

Le gigot d'agneau avait suffisamment cuit. Nous pouvions passer à table.

 

 



05/08/2021
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